Le sédévacantisme n’est pas la voie catholique

Je sais que le sujet du sédévacantisme attire autant qu’il trouble les catholiques, et c’est bien compréhensible tant on peut, en observant le pape François et certains de ses prédécesseurs, se demander s’il est normal, pour le chef terrestre du catholicisme, de se comporter et de s’exprimer de manière si éloignée de la tradition et de la doctrine catholiques.

Même s’il est vrai que le phénomène de contradiction entre la tradition catholique et le catholicisme actuel est quasi-permanent depuis le concile Vatican II, ce qui trouble forcément les âmes et les esprits au bout de presque six décennies, il y a déjà eu des propos et des décisions à reprocher à certains papes dans l’Histoire bien avant ce concile, et même le premier des papes, Saint Pierre, s’est parfois fait recadrer et corriger par Saint Paul.

L’important, pour traverser cette crise de l’Eglise sans être tenté de se révolter contre l’institution mise en place par notre créateur, est de garder à l’esprit que nous sommes des créatures et que nous ne devons pas céder aux tentations de l’ego, de la frénésie du commentateur, de la haine ou du ressentiment. Nous devons nous former pour comprendre en quoi le combat traditionaliste est nécessaire, mais avoir l’humilité de ne pas nous comporter comme des révolutionnaires ou des francs-tireurs contre l’Epouse du Christ, ce qui serait la meilleure voie pour accéder à une espèce de néo-protestantisme.

Voici, pour vous éclairer dans vos réflexions, un texte des dominicains d’Avrillé, à lire ou à relire, sur ce sujet qui doit être traité sérieusement, c’est-à-dire sans culture du clash, sans passion et sans émotion, mais en hommes droits.

Petit catéchisme du sédévacantisme

par Dominicus

Une première édition de ce petit catéchisme a paru dans Le Sel de la terre 36. Cette deuxième édition, revue et notablement augmentée, tient compte des débats et des objections suscités par la première édition.

Le Sel de la terre

Introduction : entre Charybde et Scylla

Il y a dans le détroit de Messine, entre la Sicile et l’Italie, deux redoutables récifs : Charybde et Scylla. Il importe, pour traverser, d’éviter l’un et l’autre écueils. Bien des navigateurs imprudents ou inhabiles, voulant éviter l’un, ont fait naufrage sur l’autre : ils sont tombés de Charybde en Scylla. Actuellement, devant la crise dans l’Église, il y a deux erreurs à éviter : le modernisme (qui peu à peu nous fait perdre la foi) et le sédévacantisme (qui tend vers le schisme). Si nous voulons rester catholiques, il faut passer entre l’hérésie et le schisme, entre Charybde et Scylla. Dans ce « Petit catéchisme » nous étudions l’un des deux récifs. Mais il ne faut pas oublier l’autre. Il ne faut, sous prétexte d’éviter les dangers du sédévacantisme, minimiser les dangers du modernisme véhiculé par l’Église conciliaire.

La position de Mgr Lefebvre

La position que nous allons exposer ici est celle de Mgr Lefebvre, et celle que, à Avrillé, nous avons toujours défendue.

En voici un bref résumé :

1). Mgr Lefebvre s’est posé publiquement la question :

Nous nous trouvons vraiment devant un dilemme excessivement grave, qui, je crois, n’a jamais été posé dans l’Église. Que celui qui est assis sur le Siège de Pierre participe à des cultes de faux dieux, je ne pense pas que cela soit jamais arrivé dans toute l’histoire de l’Église (Pâques 1986). Si quelqu’un dit que le pape est apostat, hérétique, schismatique, selon l’opinion probable des théologiens (si c’était vrai), le pape ne serait plus pape et, par conséquent, nous serions dans la situation « Sede Vacante ». C’est une opinion ; je ne dis pas qu’elle ne puisse pas avoir quelques arguments en sa faveur, quelques probabilités (18-3-1977). Il n’est pas impossible que cette hypothèse soit un jour confirmée par l’Église. Car elle a pour elle des arguments sérieux. Nombreux en effet sont les actes de Paul VI qui, accomplis par un évêque ou un théologien, il y a vingt ans, eussent été condamnés comme suspects d’hérésie, favorisant l’hérésie (24-2-1977).

2). Toutefois, après réflexion, il a préféré la solution contraire :

Mais je ne pense pas que ce soit la solution que nous devons prendre, que nous devons suivre. Pour le moment, je pense personnellement que ce serait une erreur de suivre cette hypothèse (18-3-1977). Mais cela ne veut pas dire pour autant que je sois absolument certain d’avoir raison dans la position que je prends ; je me place d’une façon prudentielle. C’est plutôt sous ce domaine-là que je me place, plus que sous le domaine purement théologique, purement théorique. Je pense que le bon Dieu nous demande d’avoir non seulement les idées claires au point de vue purement théorique et théologique, mais aussi dans la pratique, lorsque les choses sont très difficiles et sont délicates, et agir avec une certaine sagesse, une certaine prudence qui peut paraître un peu en contradiction avec certains principes, de n’être pas d’une logique absolue (5-10-1978). Tant que je n’ai pas l’évidence que le pape ne serait pas le pape, eh bien, j’ai la présomption pour lui, pour le pape. Je ne dis pas qu’il ne puisse pas y avoir des arguments qui peuvent mettre en doute dans certains cas. Mais il faut avoir l’évidence que ce n’est pas seulement un doute, un doute valable. Si l’argument était douteux, on n’a pas le droit de tirer de conséquences énormes ! (16-1-1979). La Fraternité Sacerdotale n’accepte pas [cette] solution, mais, appuyée sur l’histoire de l’Église et sur la doctrine des théologiens, pense que le pape peut favoriser la ruine de l’Église en choisissant et [en] laissant agir de mauvais collaborateurs, en signant des décrets qui n’engagent pas son infaillibilité, parfois même de son propre aveu, et qui causent un dommage considérable à l’Église. Rien n’est plus dangereux pour l’Église que des papes libéraux, qui sont dans une incohérence continuelle (13-9-1982). Dans la pratique, cela n’a pas d’influence sur notre conduite pratique, parce que nous rejetons fermement et courageusement tout ce qui est contraire à la foi, sans savoir d’où cela vient, sans savoir qui est le coupable (5-10-1978).

Questions et réponses

De quoi parlons-nous ?

— Qu’est-ce que le sédévacantisme ?

Le sédévacantisme est l’opinion de ceux qui pensent que les derniers papes, depuis le Concile, ne sont pas de vrais papes. En conséquence, le siège de Pierre n’est pas occupé, ce qui s’exprime en latin par la formule « Sede vacante ».

— D’où vient cette opinion ?

Cette opinion est occasionnée par la très grave crise qui se déroule dans l’Église depuis le dernier Concile, crise que Mgr Lefebvre appelait justement la « troisième guerre mondiale ». Cette crise a pour cause principale la défaillance des pontifes romains qui enseignent ou laissent se propager les erreurs les plus graves sur les questions de l’œcuménisme, de la liberté religieuse, de la collégialité, etc. Les sédévacantistes pensent que de vrais papes ne pourraient être responsables d’une telle crise, et par conséquent considèrent qu’ils ne sont pas de « vrais papes ».

— Pourriez-vous expliquer brièvement en quoi consiste cette crise dans l’Église ?

Je le ferai en citant l’abbé Gleize :

Ce qui parle le plus, ce sont tous les discours publiés régulièrement dans l’Osservatore Romano et qui réaffirment sans cesse le principe de la liberté religieuse, de la laïcité des États et de l’œcuménisme, principe qui est en contradiction formelle avec l’enseignement constant et unanime du magistère pontifical d’avant Vatican II. […] Par le passé, il a pu arriver que des papes n’aient pas été à la hauteur de leur mission. Ils ont pu manquer une fois ou l’autre à leur rôle de pasteur, mettant en péril plus ou moins grave, plus ou moins direct, l’unité de la foi dans la sainte Église. Mais cette attitude s’explique pour des motifs d’ordre essentiellement moral. Aucun de ces papes ne fut attaché à l’erreur par conviction intellectuelle. Ils ont tous failli sans donner une adhésion foncièrement intellectuelle à l’erreur, et cela est venu tantôt d’un manque de courage au milieu de la persécution, comme chez Libère, tantôt d’une certaine naïveté et d’un excès de conciliation, comme chez Honorius et chez Vigile, tantôt enfin d’une sorte d’intempérance théologique comme chez Jean XXII. L’attitude la plus grave de toutes, celle du pape Honorius, a mérité la censure favens hæresim. Elle n’a pas valu à ce pape d’être condamné comme un hérétique formel. […] Mais au regard de ces cas isolés, l’attitude constante de tous les papes depuis le concile Vatican II présente une tout autre allure. La prédication quotidienne des souverains pontifes est constamment entachée des faux principes de la liberté religieuse, de l’œcuménisme et de la collégialité. Ce sont des erreurs graves, et elles sont la conséquence de cette « hérésie du 20e siècle », pour reprendre l’expression de monsieur Madiran, l’hérésie du néo-modernisme. Erreurs constantes et répétées, de Jean XXIII et Paul VI à Benoît XVI, erreurs qui ne sont pas la conséquence d’une faiblesse ou d’une naïveté passagères, mais qui sont au contraire l’expression d’une adhésion foncière de l’intelligence, l’affirmation d’une conviction mûrement réfléchie. Voilà pourquoi une pareille situation est bel et bien sans précédent.

— Tous les sédévacantistes sont-ils d’accord entre eux ?

Non, loin de là.

Pour reprendre les termes d’un sédévacantiste :

Dispersés, les « sédévacantistes » le sont au moins selon six lignes de clivage :

– vacance totale / vacance formelle et permanence matérielle (« thèse de Cassiciacum ») ;

– acceptation des sacres sans mandat apostolique / refus de ces sacres ;

– rejet hors de l’Église de tous ceux qui ne sont pas sédévacantistes / refus d’un tel rejet ;

– les lois ecclésiastiques gardent leur force impérative / les lois sont privées de force exécutoire ;

– acceptation du principe d’un conclave hors lignée romaine / refus d’une telle possibilité ;

– la vacance de l’autorité dure depuis la mort de Pie XII / depuis Pacem in terris / depuis la mort de Jean XXIII / depuis la proclamation de la liberté religieuse (7 décembre 1965) [et notre sédévacantiste a oublié encore une théorie : depuis le remplacement de Paul VI par un sosie].

Cela nous donne, sauf erreur, 160 possibilités. Mais ce qui est commun à tous les sédévacantistes, c’est qu’ils pensent qu’on ne doit pas prier publiquement pour le pape.

Les arguments des sédévacantistes

— Sur quels arguments les sédévacantistes fondent-ils leurs théories ?

Ils ont des arguments a priori et des arguments a posteriori.

A priori, disent-ils, le pape étant hérétique, il ne peut être vrai pape. Ce qui peut se prouver de manière théologique (un hérétique ne peut être chef de l’Église, or Jean-Paul II est hérétique, donc…) ou de manière juridique (les lois de l’Église invalident l’élection d’un hérétique, or le cardinal Wojtyla – ou Ratzinger – était hérétique au moment de l’élection, donc…).

A priori, disent-ils encore, le « pape » actuel ayant été sacré évêque avec le nouveau rite de consécration épiscopale inventé par Paul VI, il n’est pas évêque. Or, pour être pape, il faut être évêque de Rome. Donc…

A posteriori, disent-ils enfin, on constate que des actes posés par les papes sont mauvais ou erronés alors qu’ils devraient être couverts par l’infaillibilité. C’est donc que ces papes ne sont pas vraiment papes.

L’argument théologique de l’hérésie du pape

— Mais n’est-il pas vrai qu’un pape qui devient hérétique perde le pontificat ?

Saint Robert Bellarmin dit qu’un pape qui deviendrait hérétique de façon formelle et manifeste perdrait le pontificat. Pour que cela s’applique à Jean-Paul II, il faudrait qu’il soit hérétique formel, c’est-à-dire refusant consciemment le magistère de l’Église ; et encore que cette hérésie formelle soit manifeste aux yeux de tous. Mais si les papes depuis Paul VI, et surtout Jean-Paul II, disent assez souvent des affirmations hérétiques ou qui conduisent à l’hérésie, il n’est pas facile de montrer qu’ils ont conscience de rejeter un dogme de l’Église. Et tant que l’on n’en a pas une preuve certaine, il est plus prudent de s’abstenir de juger. C’était la manière d’agir de Mgr Lefebvre.

— Un catholique qui serait convaincu que Jean-Paul II est hérétique de façon formelle et manifeste doit donc en conclure qu’il n’est plus pape ?

Non, car selon l’opinion « commune » (Suarez), voire « plus commune » (Billuart), les théologiens pensent que même un pape hérétique peut continuer à exercer la papauté. Il faudrait, pour qu’il perde sa juridiction, une déclaration des évêques catholiques (seuls juges de la foi, en dehors du pape, de par la volonté divine) constatant l’hérésie du pape. « Selon l’opinion plus commune, le Christ, par une providence particulière, pour le bien commun et la tranquillité de l’Église, continue de donner juridiction à un pontife même manifestement hérétique, jusqu’à ce qu’il soit déclaré hérétique manifeste par l’Église » (Billuart, De Fide, diss. V, a. III, § 3, obj. 2).

Or, dans une matière aussi grave, il n’est pas prudent d’aller contre l’opinion commune.

— Mais comment un hérétique, qui n’est plus membre de l’Église, peut-il en être son chef ou sa tête ?

Le père Garrigou-Lagrange, s’appuyant sur Billuart, explique dans son traité De Verbo Incarnato (p. 232) qu’un pape hérétique, tout en n’étant pas membre de l’Église, peut continuer à en être la tête. En effet, ce qui est impossible dans le cas d’une tête physique est possible (tout en étant anormal) pour une tête morale secondaire. « La raison en est que – tandis qu’une tête physique ne peut exercer d’influence sur les membres sans recevoir l’influx vital de l’âme –, une tête morale, comme l’est le pontife [romain], peut exercer une juridiction sur l’Église même s’il ne reçoit de l’âme de l’Église aucune influence de foi interne et de charité. »

En bref, le pape est constitué membre de l’Église par sa foi personnelle qu’il peut perdre, mais il est tête de l’Église visible par la juridiction et le pouvoir qui peuvent demeurer en même temps qu’une hérésie.

L’argument canonique de l’hérésie du pape

— Et que penser de leur argument canonique ?

Les sédévacantistes s’appuient sur la constitution apostolique Cum ex apostolatus du pape Paul IV (1555-1559). Mais de bonnes études ont montré que cette constitution avait perdu sa force juridique. Même des prêtres sédévacantistes le reconnaissent : « On ne peut pas utiliser la bulle de Paul IV pour prouver que, actuellement, le Siège apostolique soit vacant, mais seulement pour prouver la possibilité que cela puisse arriver… » (abbé F. RICOSSA, Sodalitium 36, mai-juin 1994, p. 57-58, note 1).

Ce qui reste valide dans cette constitution est son aspect dogmatique. Et, par conséquent, on ne peut lui faire dire rien de plus que ce que dit l’argument théologique examiné précédemment

— Pourtant le code dans l’édition de Gasparri (C.I.C. cum fontium annotatione, Romæ) se réfère en note à la constitution Cum ex apostolatus.

Ces notes du code dans l’édition de Gasparri mentionnent les sources du code. Mais cela ne signifie pas que toutes ses sources sont encore en vigueur ! Le code de 1917 dit dans son canon 6 (5°) que les peines dont il n’est pas fait mention dans le code sont abrogées. Or la constitution Cum ex apostolatus était une loi pénale, puisqu’elle infligeait la privation d’un office ecclésiastique, et les peines qu’elle prévoyait ne sont pas reprises dans le code.

Il y a plus : avant même le nouveau code, saint Pie X avait déjà abrogé la constitution de Paul IV par sa constitution Vacante sede apostolica du 25 décembre 1904 (§ 29), qui déclare nulle toute censure pouvant enlever la voix active ou passive aux cardinaux du conclave. Et le canon 160 du code déclare que l’élection du pape est réglée uniquement par cette constitution de saint Pie X.

La constitution de Pie XII du 8 décembre 1945, Vacantis apostolicæ sedis, qui a remplacé celle de saint Pie X, reprend la même disposition à ce sujet : « Aucun cardinal ne peut être exclu en aucune manière de l’élection active et passive du souverain pontife, sous aucun prétexte ni pour cause d’excommunication, de suspense, d’interdit ou d’autre empêchement ecclésiastique. Nous levons l’effet de ces censures pour ce genre d’élection seulement, leur conservant leur vigueur pour tout le reste » (n. 34)

L’argument de la nullité du sacre épiscopal du pape

(Pour plus de détails sur cette question, voir l’étude Sont-ils évêques ? parue aux éditions du Sel, ou l’article paru dans Le Sel de la terre 54, p. 72-129.)

— Certains sédévacantistes arguent que le pape actuel a été sacré évêque avec le nouveau rite inventé par Paul VI, rite qu’ils estiment invalide ; ainsi Benoît XVI ne serait-il pas évêque, ni non plus pape.

Le nouveau rituel de sacre épiscopal est issu d’une prière qu’on trouve dans la Tradition apostolique, un ouvrage qui serait l’œuvre de saint Hippolyte et daterait du début du 3e siècle. Même si cette attribution est probable, elle n’est pas admise par tous : certains pensent qu’il s’agit d’une « compilation anonyme contenant des éléments d’âges différents ». Quant à saint Hippolyte, on pense qu’il fut antipape pendant quelque temps avant de se réconcilier avec le pape saint Pontien au moment de leur martyre commun (en 235). C’est du même ouvrage qu’est issu le canon numéro 2 de la nouvelle messe.

Toutefois, cette prière du sacre est reprise avec quelques variantes dans deux rites orientaux, le rite copte en usage en Égypte, et le rite syrien occidental, en usage notamment chez les maronites. Elle a donc été adoptée par les réformateurs post-conciliaires pour manifester l’unité entre les traditions des trois grands patriarcats : Rome, Alexandrie, Antioche.

En raison de cette proximité avec deux rites catholiques, on ne peut affirmer que la prière de Paul VI est invalide.

— N’est-il pas vrai que le nouveau rite de Paul VI se rapproche du rite anglican qui a été déclaré invalide par Léon XIII ?

Il est vrai que le rite de Paul VI se rapproche du rite anglican. Mais pas du rite condamné par Léon XIII. Les Églises anglicane et épiscopalienne ont introduit elles aussi une nouvelle prière consécratoire, prise dans saint Hippolyte, ceci dans le but d’avoir un rite acceptable pour les catholiques, après la condamnation des ordinations anglicanes par Léon XIII.

Les arguments a posteriori

— Les sédévacantistes ne pensent-ils pas trouver une confirmation de leur opinion dans les erreurs du Concile et la nocivité des lois liturgiques et canoniques de l’Église conciliaire ?

En effet, les sédévacantistes pensent généralement que l’enseignement du Concile aurait dû être couvert par l’infaillibilité du magistère ordinaire universel (MOU), et par conséquent ne devrait pas contenir d’erreur. Mais comme il y a des erreurs, par exemple sur la question de la liberté religieuse, ils en concluent que Paul VI avait cessé d’être pape à ce moment.

En réalité, si l’on acceptait ce raisonnement, il faudrait dire que toute l’Église catholique a disparu à ce moment, et que « les portes de l’enfer ont prévalu contre elle ». Car l’enseignement du magistère ordinaire universel est celui de tous les évêques, de toute l’Église enseignante.

Il est plus simple de penser que l’enseignement du Concile et de l’Église conciliaire n’est pas couvert par l’infaillibilité du magistère ordinaire universel pour les raisons expliquées dans l’article sur « l’autorité du Concile » paru dans Le Sel de la terre 35 (hiver 2000-2001).

— Pouvez-vous résumer l’essentiel de cette argumentation ?

La raison principale pour laquelle l’enseignement conciliaire sur la liberté religieuse (par exemple) n’est pas couvert par le MOU, c’est que le magistère conciliaire ne se présente pas comme enseignant des vérités à croire ou à tenir de façon ferme et définitive. L’enseignement conciliaire ne se présente plus comme « nécessaire au salut » (c’est logique, puisque ceux qui le professent pensent qu’on peut se sauver même sans la foi catholique).

N’étant pas imposé avec autorité, cet enseignement n’est pas couvert par l’infaillibilité. On peut dire la même chose des lois liturgiques (la nouvelle messe ; les nouvelles canonisations…) et canoniques (le nouveau Droit canon…) posées par les derniers papes : elles ne sont pas couvertes par l’infaillibilité, alors que normalement elles auraient dû l’être.

La thèse de Cassiciacum

— Pouvez-vous expliquer ce que signifie être pape « materialiter » ?

La principale difficulté du sédévacantisme, c’est d’expliquer comment l’Église peut continuer d’exister de façon visible (car elle a reçu de Notre Seigneur la promesse de durer jusqu’à la fin du monde), tout en étant privée de chef.

Les partisans de la thèse dite « de Cassiciacum » ont inventé une solution subtile : le pape actuel a été désigné validement pour être pape, mais il ne peut recevoir l’autorité papale, car il y a en lui un obstacle (« l’absence d’intention habituelle de procurer le bien de l’Église »). Il est pape materialiter, mais pas formaliter.

— Pouvez-vous détailler l’argumentation de cette « thèse » ?

Voici l’argumentation telle qu’elle est résumée par un prêtre qui la professe :

– Le point de départ est une induction : l’ensemble des actes de Paul VI (puisque c’était alors lui qui siégeait à Rome) concourent à la destruction de la religion catholique et à son remplacement par la religion de l’homme sous une forme de protestantisme larvé. D’où suit la certitude que Paul VI n’a pas l’intention habituelle de procurer le bien / fin de l’Église, qui est Jésus-Christ plenum gratiæ et veritatis.

– L’intention habituelle de procurer le bien de l’Église est condition nécessaire (l’ultime disposition) pour qu’un sujet élu pape reçoive communication de l’autorité pontificale qui le fait être avec Jésus-Christ, et tenir le rôle de son Vicaire sur la terre.

– En conséquence, Paul VI est dépourvu de toute autorité pontificale ; il n’est pas pape formaliter ; il n’est pas Vicaire de Jésus-Christ. En un mot, il n’est pas pape.

– Ce qui nécessite d’affirmer que si Paul VI n’est pas pape formaliter, il le demeure cependant materialiter, comme simple sujet élu, assis sur le Siège pontifical, ni pape ni anti-pape.

— Est-ce que cette solution résout les difficultés du sédévacantisme « pur » ?

Elle ne résout pas la difficulté principale du sédévacantisme : comment l’Église peut-elle continuer à être visible ? Pour certains partisans de « la thèse », il n’y a plus de hiérarchie du tout (« les nominations des cardinaux et des évêques sont des actes de la juridiction pontificale, qui est précisément absente et que rien ne peut remplacer »). Pour d’autres, le pape materialiter aurait le pouvoir (comment ?) de constituer une hiérarchie materialiter. Mais une telle hiérarchie, privée de sa « forme », n’est pas la hiérarchie visible de l’Église (pas plus que la hiérarchie orthodoxe n’est la hiérarchie de l’Église).

Par ailleurs, cette théorie suscite de nouvelles difficultés – au moins pour ceux qui disent que le pape materialiter aurait le pouvoir de constituer une hiérarchie materialiter – car elle suppose que le pape materialiter, dénué d’autorité, aurait quand même assez d’autorité pour changer les lois de l’élection du pape.

— Que pensez-vous des arguments sur lesquels s’appuie cette solution ?

Cette solution n’est pas fondée dans la Tradition. Les théologiens (Cajetan, saint Robert Bellarmin, Jean de Saint-Thomas, etc.) ont examiné la possibilité d’un pape hérétique, mais aucun, avant le Concile, n’avait imaginé cette théorie de « l’absence d’intention habituelle de procurer le bien de l’Église » qui formerait un « obex » (empêchement) à recevoir « l’être-avec-le-Christ », forme de la papauté.

Elle joue sur une ambiguïté du mot « intention ». Les partisans de la thèse reconnaissent que l’intention doit être dans la personne du pape (« cette intention est l’ultime disposition du sujet pour recevoir communication de l’autorité pontificale »), mais en même temps ils affirment qu’il ne s’agit pas de l’intention personnelle du pape. Nous pouvons être d’accord avec eux quand ils disent que les papes récents nuisent au bien commun de l’Église – et c’est précisément ce qui fonde l’état de nécessité –, mais il reste à prouver que telle est vraiment l’intention personnelle des papes, et ensuite qu’une telle intention les prive de l’autorité

La question de l’« una cum »

(Pour une plus ample discussion sur le sujet, voir Le Sel de la terre 37, p. 240-249.)

— Les sédévacantistes n’ont-ils pas raison de refuser de nommer le nom du pape à la messe pour manifester qu’ils ne sont pas en communion avec (« una cum ») un hérétique (au moins matériel) et ses hérésies ?

L’expression « una cum » dans le canon de la messe ne signifie pas qu’on se dise « en communion » avec la personne du pape et ses idées erronées, mais qu’on veut prier pour l’Église « et pour » le pape.

Pour s’en assurer, outre les études savantes produites sur le sujet, il suffit de lire la rubrique du missel pour le cas où un évêque célèbre la messe. En effet, dans ce cas, l’évêque doit prier pour l’Église « una cum […] me indigno servo tuo » ce qui ne veut pas dire qu’il prie « en union avec moi-même, votre indigne serviteur » (ce qui n’a pas de sens), mais qu’il prie « et pour moi-même, votre indigne serviteur ».

— Qu’en pense saint Thomas d’Aquin ?

Saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique, lorsqu’il commente les prières de la messe (III, q. 83, a. 4, corpus) équipare « l’una cum » avec l’expression « et pro » :

Ensuite le prêtre commémore en silence [c’est le début du Canon] d’abord ceux pour qui ce sacrifice est offert, c’est-à-dire [il est offert] pour l’Église universelle, et pour « ceux qui sont constitués en dignité » [il s’agit du pape, de l’évêque, du roi] ; puis spécialement certains qui offrent ou pour qui ce sacrifice est offert [c’est le memento des vivants].

— Mais saint Thomas d’Aquin ne dit-il pas que, dans le canon, on ne doit pas prier pour les hérétiques ?

Saint Thomas d’Aquin n’interdit pas de prier pour les hérétiques, mais constate simplement que, dans les prières du canon de la messe, on prie pour ceux dont le Seigneur connaît la foi et a éprouvé l’attachement (quorum tibi fides cognita est et nota devotio) (III q. 79, a. 7, ad 2). En effet, dit-il, pour que ce sacrifice obtienne son effet (effectum habet), il faut que ceux pour qui l’on prie soient « unis à la passion du Christ par la foi et la charité ». Mais il n’interdit pas pour autant de prier pour une personne non catholique. Cette prière n’aura pas la même efficacité que celle pour un catholique, et n’est pas prévue dans le canon.

Tout ce qu’on peut tirer de cette affirmation de saint Thomas d’Aquin, c’est que, si le pape est hérétique (ce qui reste à prouver), la prière pour lui n’a pas l’effet prévu, « non habet effectum ».

Conclusion

— Quelle réflexion finale tirer de ces discussions ?

Il ne convient pas de déclarer que « le pape n’est plus pape » (matériellement ou formellement) au nom d’une « opinion théologique ». Nous renvoyons à ce sujet à un intéressant article du Père Hurtaud, paru dans la Revue Thomiste. L’auteur montre que Savonarole pensait qu’Alexandre VI avait été élu de manière simoniaque et que, pour cette raison, il n’était pas pape. Toutefois, comme l’invalidité d’une élection simoniaque n’était qu’une opinion, Savonarole demandait la convocation d’un concile où il aurait apporté la preuve qu’Alexandre VI n’avait plus la foi catholique, et c’est de cette manière qu’on aurait constaté qu’Alexandre VI avait perdu la juridiction suprême.

— En conclusion, que faut-il penser du sédévacantisme ?

C’est une position qui n’est pas prouvée au niveau spéculatif, et c’est une imprudence de la tenir sur le plan pratique (imprudence qui peut avoir des conséquences très graves, pensons notamment à ceux qui se privent des sacrements sous prétexte qu’ils ne trouvent pas un prêtre ayant la même « opinion » qu’eux). C’est pourquoi Mgr Lefebvre ne s’est jamais engagé dans cette voie, et il a même interdit aux prêtres de sa Fraternité de professer le sédévacantisme. Nous devons faire confiance à sa prudence et à son sens théologique.